Ouvrage dirigé par Laurent Filliettaz et Marianne Zogmal
Référence :
Filliettaz, L. & Zogmal, M. (Dir) (2020). Mobiliser et développer des compétences interactionnelles en situation de travail éducatif, Toulouse : Octares Éditions, col. Formation, 212 p.
Par Bruno Grave, Université de Montpellier, France
L’ouvrage présenté rend compte du développement d’un programme, soutenu par le Fonds national suisse de la recherche, associant des universitaires de Neuchâtel et de l’équipe Interaction & Formation de l’université de Genève, et de multiples acteurs professionnels : école supérieure d’éducatrices et d’éducateurs de l’enfance, structures d’accueil de la petite enfance (espaces de vie, crèches). Le travail éducatif auprès de jeunes enfants, qui a fait l’objet de peu d’études en sciences de l’éducation et de la formation, est ici au cœur de la recherche. L’activité ou plutôt la coactivité analysée, est envisagée ici comme complexe, associant une diversité de situations nécessitant la mise en œuvre de ressources par des professionnels de l’éducation, pour les animer, les réguler, les coordonner, en interagissant dans des environnements matériels, humains, historiquement situés. L’ouvrage (collectif) rassemble huit chapitres distribués en trois parties thématiques. L’ensemble s’inscrit dans une didactique professionnelle des métiers adressés à autrui, plus précisément dans une mouvance interactionnelle en analyse du travail. L’ouvrage, sous la direction de L. Filliettaz et de M. Zogmal, réunit, pour sa rédaction, cinq autres chercheurs.
L’introduction (Filliettaz & Zogmal) situe l’ancrage épistémologique adopté pour l’étude : il s’agit d’analyser la coactivité dialogale dans laquelle un professionnel de l’éducation interagit avec un ou plusieurs interlocuteurs (Pastré, 2011). Les propriétés du travail interactionnel des éducatrices et éducateurs de jeunes enfants sont encore mal connues et le but de la recherche engagée est de mieux cerner ce travail, notamment en ce qu’il requiert de mobiliser et de développer des compétences interactionnelles. Deux objectifs sont alors poursuivis : rendre visibles la nature et les particularités de ces compétences interactionnelles, comprendre comment elles se construisent et se développent dans des dispositifs de formation professionnelle en alternance. Le langage est ici conçu comme praxéologique, contextualiste, intersubjectif et multimodal.
Première partie : Le travail éducatif en question.
Cette première partie problématise la recherche effectuée et en présente les tenants méthodologiques ; elle situe l’engagement et les interactions verbales comme exigences du travail des professionnels de l’enfance et définit la notion de compétence interactionnelle.
Le chapitre I, de Fillietaz et Zogmal, restitue, d’un point de vue historico-social les enjeux de l’accueil de la petite enfance, puis de la formation professionnelle des éducatrices et éducateurs eu égard à la qualité de l’accueil et du travail éducatif exigés. Cette qualité du travail est articulée à la notion de compétence professionnelle, pour laquelle un développement théorique est apporté. La particularité du travail éducatif constitué par sa nature interactionnelle et langagière est ensuite mise en évidence pour déployer le concept de compétence interactionnelle, au centre de l’étude.
Le chapitre II pose et précise la démarche de recherche vidéo-ethnographique envisagée. Fillietaz et Losa restituent les questions, les problématiques et le recueil de données empiriques opéré durant quatre années en contexte genevois. On y précise notamment la sélection des situations emblématiques retenue pour l’étude : activités éducatives, jeux libres, réunions, collations ou moments de transitions. Ces situations emblématiques sont observées dans différents contextes : pratique accompagnée en stages, formation en école professionnelle, élaborations réflexives en entretiens collectifs… Les périmètres distincts d’observation permettent d’étudier les situations de travail des éducatrices et éducateurs sous plusieurs angles : pratiques exercées, pratiques enseignées, pratiques réfléchies… Le traitement des données est ensuite présenté : transcription, démarches d’analyse (cas singuliers, collections, trajectoires…). Les processus intersubjectifs d’ajustements, de coordination sont au centre des analyses : ils sont à la fois objet et méthode de recherche. L’analyse se présente en différents formats : analyse de cas singuliers (intelligibilité des processus à l’œuvre), collection de situations (systématicité des processus à l’œuvre), trajectoires situées (transformations observables sur un temps plus long).
Deuxième partie : Mobiliser des compétences interactionnelles dans le travail éducatif.
Cette deuxième partie, organisée en quatre chapitres, met en évidence le caractère complexe, multimodal, collectif et dynamique des compétences interactionnelles mises en œuvre par les éducatrices et éducateurs auprès des enfants.
Le chapitre 3 (Filliettaz) a pour objet les activités éducatives dites « structurées ». L’animation d’un jeu de cartes, en situation, est ainsi analysée et montre les ressources interactionnelles mobilisées par les acteurs pour délimiter les unités d’action de l’activité menée. L’analyse met ainsi en lumière l’ordonnancement et la structuration du travail mené par les compétences interactionnelles.
Le chapitre 4 (Zogmal) porte sur les activités de jeux libres et s’intéresse aux « ingrédients » contribuant à la mise en œuvre de ce type de situations et notamment aux compétences interactionnelles mobilisées par les acteurs à cette occasion. L’analyse est longitudinale et reprend les composantes de la situation de jeux libres : espace, matériel, positionnement des acteurs, sollicitations des enfants, aux réponses des professionnels, aux régulations apportées pour mener au bout cette activité. Sont mises en exergue, les articulations entre prises d’initiatives des enfants, leurs conduites autonomes et les sollicitations, régulations des éducateurs. Là encore, il s’agit de faire advenir un « ordre interactionnel » permettant de construire des significations partagées.
Le chapitre 5 (Markaki-Lothe & Rémery) s’intéresse aux situations d’interstices et de transition et aux compétences interactionnelles qu’elles requièrent. Les problèmes rencontrés lors des transitions et surtout les processus d’ajustement et de coordination conduits en collaboration entre éducateurs sont mis en lumière. L’accent est porté, dans l’activité professionnels/stagiaires, sur le soutien apporté par les premières aux secondes. L’analyse des pratiques (vidéo-formation) présente des intérêts forts pour la professionnalisation, en général, et la gestion des transitions, en particulier, ces dernières se structurant au cours de micro-moments, ayant chacun leur temporalité.
Le chapitre 6 (Zogmal) est consacré à l’observation des enfants par les éducateurs et éducatrices et aux compétences interactionnelles mobilisées dans ce cadre. L’observation est d’abord présentée dans une perspective interactionnelle puis une séquence est ensuite analysée pour mettre en évidence les « connaissances » construites sur les conduites et les compétences des enfants. Le « savoir voir » construit est mis ensuite au service de la coordination, de l’orientation et de la régulation des pratiques dans une perspective interactionnelle (partagée entre les professionnels) y compris formative (« faire voir » aux collègues débutants).
Troisième partie : Construire et développer des compétences interactionnelles dans le travail éducatif.
Cette dernière partie vise la compréhension du développement des compétences interactionnelles en situations de travail (stages). Il s’agit notamment d’étudier les liens entre effectuation du travail et moments de formation : l’activité tutorale (entretiens pédagogiques, accompagnement en situations) fournit alors les données empiriques soumises à l’analyse.
Le chapitre 7 (Trébert) porte sur l’accompagnement, en situations, des éducatrices débutantes par leurs collègues expérimentées. Le cas rapporté et étudié met en évidence l’aménagement réalisé progressivement par la tutrice pour permettre à la stagiaire d’interagir avec les enfants, jusqu’à adopter une posture d’observatrice. La fin de ce chapitre montre tout l’intérêt de la démarche d’analyse interactionnelle dans la compréhension du travail des tuteurs voire des formateurs qui accompagnent les étudiants en formation, y compris pour d’autres métiers adressés à autrui (social, santé).
Le chapitre 8 (Durand) s’intéresse aux interactions entre étudiantes-stagiaires en contexte éducatif. Pour l’auteure, la construction d’une posture professionnelle d’éducatrice implique l’acquisition d’une compétence interactionnelle spécifique qui est celle de demander de l’aide aux collègues de travail. Les analyses effectuées montrent que les interactions d’aide et les conditions de leur réalisation, sur la durée, constituent des repères pour la construction de la professionnalité de l’apprenant. Un outil pour l’analyse en formation est présenté : l’événement professionnel signifiant pour la formation (EFSI).
Dans la conclusion de l’ouvrage, Filliettaz et Zogmal resituent l’objet d’étude que constituent les compétences interactionnelles dans la complexité de leur exercice, notamment dans des rapports d’interdépendance multiples. La démarche de l’ouvrage est redéployée en mettant l’accent sur l’importance à la construction et à l’attribution de significations partagées par les acteurs, dans l’organisation et l’enchaînement même des activités. La notion « d’ordre social partagé » (ordre négocié) est évoquée pour désigner le construit collectif réalisé par les acteurs en étroite interdépendance, en négociation continuelle, par les compétences interactionnelles à l’œuvre. Les auteurs concluent avec les propriétés d’hybridité et de mimétisme démontrées dans l’étude entre activité professionnelle et processus de formation. L’analyse interactionnelle est ainsi un puissant outil de formation.
L’ensemble de l’ouvrage est une mine de données théoriques et méthodologiques pour des recherches à venir, dans d’autres champs professionnels (santé, social) de métiers adressés à autrui. L’analyse interactionnelle, ainsi posée et déployée, ouvre des perspectives. Outre celle de la construction de compétences interactionnelles dans l’exercice de l’activité de travail, celles relatives à la compréhension, dans un « grain fin », de la construction des apprentissages professionnels en situation de travail (co-apprentissage, tutorat, compagnonnage…) semblent particulièrement prometteuses pour des recherches à venir.