Cet éditorial est le premier d’une série intitulée « Professionnaliser par la formation » et qui seront présentés par Richard Wittorski, professeur des Universités et Éditorialiste en chef de la revue Phronesis.
(1) Sens et difficultés
Il est utile de rappeler la polysémie du mot « professionnalisation » étroitement associé à celui de « compétence » et de « référentiel »… L’observation des pratiques sociales conduit à repérer 3 sens du mot professionnalisation tel qu’il est utilisé, répondant à des enjeux bien différents :
La professionnalisation « constitution d’une profession »
Il s’agit ici du processus par lequel une activité devient une profession dotée de statuts, d’une organisation propre (association professionnelle, ordre…) et de moyens d’exercer assurant sa reconnaissance et place sociale. Un « professionnel » est ici quelqu’un exerçant une activité reconnue et réglementée ;
La professionnalisation « adaptation des individus à des situations de travail plus flexibles »
La professionnalisation traduit ici le souhait d’une entreprise ou d’un employeur de voir ses salariés développer plus de polyvalence et d’adaptabilité de manière à travailler plus « efficacement ». Cela passe souvent par des formations courtes en entreprise et non certifiantes/diplomantes. L’enjeu n’est donc plus la constitution d’une profession. Un « professionnel » est ici un salarié jugé efficace dans son travail ;
La professionnalisation « ‘’fabrication’’ d’un professionnel par la formation »
Il s’agit ici de former des individus à l’exercice d’une profession via une formation longue et certifiante/diplomante. Cela passe souvent par des tentatives d’articulation plus étroite entre l’acte de travail et l’acte de formation: il ne s’agit plus seulement en formation de transmettre des contenus théoriques mais d’intégrer dans un même mouvement l’action au travail, l’analyse de la pratique professionnelle et l’expérimentation de nouvelles façons de travailler. Un « professionnel » est ici celui qui, à l’issue de la formation, est jugé capable d’exercer la profession à laquelle il s’est préparé.
La professionnalisation par la formation ne va pas de soi : quelques difficultés fréquemment vécues
A priori, nous sommes tous d’accord pour dire qu’apprendre une profession revient à acquérir une base de connaissances ou de savoirs en formation et des gestes professionnels ou compétences en situation de travail (école, établissement scolaire) sans oublier un positionnement professionnel souvent appelé « identité professionnelle ».
Mais ceci relève souvent d’un schéma idéal, qui se heurte, dans les faits, à bien des difficultés :
- des difficultés venant de l’offre de professionnalisation elle-même à savoir des dispositifs et terrains de stage :
- l’absence, parfois, d’articulation forte entre les savoirs travaillés en formation et les activités mises en œuvre en stage, et ce pour plusieurs raisons :
- l’absence possible de participation du lieu du stage à la définition du projet de formation (particulièrement lorsqu’il s’agit de référentiels nationaux de formation qui s’imposent à tous) ;
- le décalage pouvant exister entre le stage et les objectifs de la formation (lorsqu’aucun autre stage n’a pu être trouvé) ;
- la faible information du terrain professionnel à propos de la formation ;
- l’absence de projet de formation venant du lieu du travail notamment lorsque le stagiaire remplace quelqu’un d’absent ou est « utilisé » avec les mêmes attentes d’efficacité immédiate que celles qui peuvent être formulées à l’égard des autres professionnels ;
- la difficulté parfois que ressentent les tuteurs de terrain à transmettre leurs « gestes » ou compétences, singulièrement lorsqu’il s’agit d’un métier de l’humain et ce pour plusieurs raisons :
- une difficulté à expliciter leurs gestes du fait d’une difficulté à prendre du recul par rapport au travail, notamment lorsque les compétences ont été développées sur le tas conduisant ainsi à des compétences « incorporées » (« je sais ce que je sais faire mais je ne sais pas dire comment je fais ») ;
- une difficulté à expliquer les pratiques parce qu’elles relèvent de compétences sociales, d’ajustements singuliers dans des situations de rencontres avec un public qui a des demandes différentes. Ces « savoirs » ont un caractère syncrétique, labile,…. Ils correspondent à une modalité de réponse personnelle liée au rapport singulier que le professionnel a avec la situation,…
- ces difficultés peuvent être renforcées quand les tuteurs n’ont pas suivi de formation au tutorat (le tutorat relève d’une compétence bien différente de celle de l’exercice habituel de leur travail, une méta-compétence, j’en reparlerai plus loin).
- des difficultés venant de l’étudiant-stagiaire lui-même en prise avec sa construction personnelle (le versant « développement professionnel ») :
- la difficulté que peut avoir l’étudiant-stagiaire à vivre et percevoir l’articulation entre les deux espaces du travail et de la formation et à faire la synthèse, et ce pour plusieurs raisons, notamment :
- en réalité, quel est son projet : son orientation est-elle choisie ou subie ? Quelle est donc sa motivation ?
- comment vit-il sa construction identitaire ? A-t-il le sentiment d’embrasser une profession valorisée socialement ou non ? Identité positivée ou non ?
Ces difficultés concernent donc l’articulation des espaces de la formation et du travail, plus précisément les conditions du transfert des acquis du premier espace vers le second.
Ces difficultés sont parfois également liées à des façons de penser la formation qui peuvent conduire à « compartimenter » les deux espaces alors qu’il conviendrait de les envisager sur un continuum (ne plus opposer travail et formation, savoir et action, théorie et pratique):
- on peut assister à une conception des rapports formation-travail consistant à dire que le lieu professionnel est un lieu d’application des savoirs issus de la formation. Or la réalité est bien différente on le sait, les situations de travail sont également formatrices. Par ailleurs, il est abondamment montré que les savoirs issus de la formation ne se transfèrent pas automatiquement dans les pratiques. Le transfert est plutôt à concevoir comme un processus de construction de compétences,
- cette conception a souvent pour corollaire, l’idée que le savoir théorique est préalable à toute action professionnelle efficace et tend donc à sacraliser le savoir théorique et à placer le lieu de formation dans une place de prescripteur et le terrain professionnel dans une place d’utilisateur. Or, comme le montrent certains travaux depuis une vingtaine d’années, l’action professionnelle recèle des savoirs tout aussi efficaces ; parfois plus que ceux issus de la science. Ce qui explique d’ailleurs l’enjeu actuel relatif aux dispositifs d’analyse de pratiques qui se développent dans de nombreux secteurs en vue de repérer les pratiques efficaces,
- enfin, cette façon de penser la formation peut s’accompagner d’une conception élitiste des savoirs, considérant la pratique comme de seconde valeur.
Richard Wittorski, éditorialiste et rédacteur en chef-adjoint,
Professeur des Universités, Université de Rouen, France
Pour citer cet article:
Wittorski, R. (2014, 27 octobre). Professionnaliser par la formation. Phronesis. Repéré à: http://www.revue-phronesis.com/professionnaliser-formation